LA VENGEANDCE DE MARIAM

A l’est de ce qui est aujourd’hui la Mauritanie, se trouvaient deux gros villages. Tama et Vama. Deux villages qui s’étaient sédentarisés et vivaient de la chasse, de l’agriculture, du commerce et du troc. Les autres membres de leur tribu avaient préféré continuer à mener leur vie nomade d’éleveurs transhumants d’antan, à travers d’immenses contrées, dont l’intérêt pastoral dépendait étroitement de la tombée des pluies.

Tama et Vama quant à eux eurent la chance de se trouver sur le chemin des caravanes qui acheminaient toutes sortes de richesses du nord de l’Afrique vers le sud et du sud vers le nord. Ce mode de vie leur permit de s’enrichir et de fonder deux principautés prospères. Les villages grandirent, grandirent et devinrent des villes, entourées de villages et de campements pour les nouveaux arrivants, en quête de travail et de vie facile. Hélas, et alors que leurs émirs étaient issus de la même famille, ces deux villes étaient en guerre perpétuelle.

Ces conflits dataient de l’époque où leur ancêtre commun vit les deux seuls fils qu’il avait s’entredéchirer sans merci, opposés par une querelle venimeuse, dont ils refusèrent de divulguer la cause et qui resta ainsi inconnue à jamais. Désespérant de pouvoir les réconcilier, leur père, la mort dans l’âme, se résolut à diviser le territoire, sur lequel plusieurs générations de sa famille avaient toujours régné. Il en fit deux états indépendants, gouverné chacun par un de ses fils. Cette vieille inimitié ne diminua malheureusement pas avec le temps. Et le destin voulut que ce fût toujours Tama qui eût le dessus, dans tous les affrontements qui les opposèrent.

L’émir actuel de Tama, Moulaye, avait sept filles et le celui de Vama, Houssein, sept garçons. Les batailles continuèrent à être invariablement remportées par l’émir de Tama, Moulaye, le père des sept filles. Enragé, ainsi que ses fils, par cette situation qu’ils jugeaient tous dégradante, Houssein et ses fils n’avaient qu’un seul rêve : gagner ne serait-ce qu’une seule des batailles qui les opposaient à Tama.

Pour atteindre cet objectif, Houssein usa de toutes les stratégies possibles et imaginables. Il fit appel aux plus grands stratèges de combat de tous les temps. Il dépensa des fortunes colossales en gris-gris. Tous les magiciens de la région furent invités à unir leurs sortilèges et leurs incantations pour contrecarrer l’invincibilité de leurs voisins. Tous ces efforts échouèrent et Houssein continua à perdre bataille après bataille.

Un de ses ministres vit là l’occasion de se rapprocher de son émir et devenir un de ses favoris. Il se fit annoncer et après moult signes de respect, baisemains et prosternations, il demanda l’autorisation de parler. Houssein la lui accorda avec lassitude. Le ministre lui suggéra :

 Moulaye est apparemment invincible, mais il a un point faible qu’on pourrait utiliser contre lui. Un défaut dans sa cuirasse par où s’infiltrer et l’abattre. Et son point faible, comme tous les pères, ce sont ses filles.

 Je ne comprends pas où tu veux en venir, rétorqua Houssein, avec dégoût.

L’idée d’être entouré de gens méchants et calculateurs ne lui plaisait guère. Le ministre continua sur sa lancée, sans se rendre compte de rien.

 Il faut l’atteindre à travers l’une d’elles. C’est la seule façon de le vaincre à mon humble avis. Mais l’émir est seul juge et son jugement est le plus clairvoyant.

 Quelle est votre idée, grogna Houssein.

 Envoyez votre fils aîné Sidi à Tama, en vue de demander la main de l’une de ses cousines. Une fois qu’elle sera là, on pourra se venger de Moulaye d’une manière ou d’une autre. Sidi n’aura qu’à la maltraiter et à la déshonorer. Cela achèvera Moulaye.

A la vue du froncement de sourcils de l’émir, le courtisan s’empressa d’ajouter : « Sinon, cela aura au moins pour effet, un premier temps, d’éteindre le feu de la guerre entre vous. Cela nous permettrait ainsi de panser tranquillement nos blessures physiques et morales. Nous aurons de plus le temps de préparer une offensive digne de ce nom. »

Après avoir compris que l’émir ne faisait que l’écouter attentivement, il ajouta, en caressant pensivement sa barbe blanche et clairsemée : « Mais la première option, à mon humble avis, est la plus rapide et la plus efficace. Ce qui me donne une idée. »

Houssein, étonné par tant de machiavélisme chez un courtisan qu’il pensait bien connaître, lui fit signe de continuer. On ne pouvait jamais être sûr de connaître quelqu’un, se dit tristement l’émir.

 J’ai une jeune fille élevée dans le respect de votre autorité et dont le plus cher désir est de vous servir avec dévouement et loyauté. Votre fils, s’enhardit-il, pourrait l’épouser, dès son retour, accompagné par sa nouvelle épouse, la princesse héritière de Tama. On ne peut infliger pire à une jeune mariée.

Le roi, réticent au début, accepta et loua la perfidie de son courtisan au service des intérêts supérieurs du royaume. Le complot ourdi par son père et son ministre heurtait le cœur noble de Sidi. Mais, en bon fils respectueux et obéissant aux ordres de son père, il s’inclina et se prépara derechef pour le départ.

Trois jours plus tard, il se présenta avec appréhension, gêne et embarras devant la porte monumentale qui gardait l’accès de Tama. Il était porteur d’un drapeau blanc et appuyé d’une nombreuse délégation, aussi somptueusement vêtue que lui. Leurs chevaux étaient richement harnachés. Des grelots en argent massif tintaient joyeusement sur leurs flancs frémissants, au milieu des raclements de sabots et des hennissements. Sidi enfouit ses scrupules dans les plis les plus profonds de son âme et se prépara à l’exécution de sa mission délicate, avec courage et détermination.

Le prince de Tama les reçut fastueusement comme il sied à un grand seigneur, conscient de sa puissance et de sa valeur. Quand le prince Sidi lui présenta sa requête, Moulaye accepta sur-le-champ. Il fut content de mettre ainsi fin à des siècles d’affrontements sanglants, entre gens de même sang, ce que sa religion de musulman interdit au-delà de trois jours. Son cœur généreux lui soufflait aussi que ce mariage était un véritable miracle. Il allait rapprocher pour toujours les ennemis d’hier et mettre fin à des siècles de guerres fratricides, coûteuses en précieuses vies et en matériel et dont personne ne connaissait la cause.

Moulaye soumit la requête princière à ses six filles aînées. La cadette, sa préférée, était trop jeune selon lui pour se marier. L’une après l’autre, les jeunes princesses refusèrent fièrement d’accorder leur main au fils de l’ennemi irréductible de leur père. Elles étaient les perles de son cœur et la joie de ses yeux et il n’était pas question pour lui de les marier sans leur consentement.

La sixième, Mahjouba, accepta, à condition de ne pas quitter Tama. Elle craignait des représailles inattendues de la part du prince ou de sa famille. Elle les soupçonnait de leur préparer un mauvais coup, une fois qu’elle sera loin des siens et sans défense. Condition à laquelle le prince refusa évidemment de se soumettre.

Leur refus chagrina Moulaye, qui s’apprêta à le communiquer à Sidi. Le poids des ans et des soucis lui voûta le dos et il apparut soudain vieux et fragile. Le spectacle de la décrépitude soudaine de son père brisa le cœur aimant de Mariam, sa fille cadette.

Elle fit savoir à son père qu’elle acceptait d’unir son sort à celui de Sidi et de le suivre chez lui. Mahjouba avoua à sa sœur qu’elle soupçonnait leurs cousins de fourberie et trouvait cette demande en mariage fort louche. Elle lui affirma aussi qu’elle s’inquiétait pour elle et avait peur de ce qu’il pourrait lui advenir de mal. En parlant, Mahjouba roulait de grands yeux effrayés. Elle était noire comme sa mère et avait les cheveux lisses de son père, contrairement à sa petite sœur qui avait la peau très claire de son père et les cheveux très épais et très bouclés de sa mère.

Mariam resta sourde à toutes ces mises en garde, car elle voulait que son père redressât le dos et ne fût plus jamais triste. Du haut de ses douze ans, elle était élancée et gracieuse comme une gazelle, dont elle avait les yeux magnifiques, bordés de cils interminables. Son père loua son esprit de sacrifice et par là son rejet de la violence que Dieu condamne. Il décida de lui léguer son royaume à sa mort, car il serait entre de bonnes mains. « Puisse-t-elle ne jamais regretter son geste », pria-t-il en silence et avec ferveur.

On célébra le mariage le lendemain, mais le prince écourta les festivités que son beau-père voulait inoubliables. Il prétendit que des cérémonies grandioses étaient organisées en leur honneur et qu’il ne pouvait faire attendre sa famille et son peuple, impatients de les accueillir.

Mariam se prépara avec soin au grand départ. Elle remplit plusieurs malles de vêtements luxueux, assortis de bijoux tout aussi beaux. Elle n’oublia pas un jeu de Moudiar avec lequel elle adorait défier ses amies et ses sœurs, pour le plaisir toujours renouvelé de les vaincre. C’était un assortiment de petites boules en or, incrustées de minuscules émeraudes. Il se jouait dans des bols en bois de santal odorant, reliés entre eux par des maillons en ivoire. Les orfèvres qui ont réalisé ce krour unique en son genre ont été payés avec dix vaches laitières, suivies par dix belles génisses.

Elle emporta aussi un sac, fabriqué artisanalement à partir d’une belle peau de bœuf tannée. Cette tassoufra contenait de la viande séchée et avait les bords cousus avec des nerfs de vache frais qui, une fois secs, rendaient son ouverture impossible, sauf par quelqu’un qui s’y connait. Et elle s’y connaissait. Ses hôtes étaient friands de lait et de gâteaux à base de mil, amour qu’ils avaient conservé de leurs origines lointaines d’éleveurs. Chez elle, par contre, on n’aimait que le gibier et la charcuterie.

Au moment de partir, la petite Mariam, disparaissant sous des voiles chatoyants, noirs et odorants, pleura beaucoup, au moment de dire adieu à sa famille. Le noir était la couleur des réjouissances dans cette partie du monde. Ses sœurs aussi versèrent des flots de larmes sur son départ. Même son père avait les yeux humides, en lui tenant la main, pour la fatiha de l’adieu. Aïcha, sa vieille nourrice, l’accompagna.

Dès son arrivée à Vama, Sidi isola Mariam dans une petite maison à l’écart et l’y laissa toute seule, avec sa vieille nourrice comme seule compagne. Il épousa sur-le-champ Fatma, la fille du ministre. Pendant sept jours et sept nuits, on célébra leurs noces avec ostentation. Mariam comprit que l’esprit avisé de Mahjouba ne l’avait pas trompée. Tous ses pressentiments s’étaient révélés exacts, mais Mariam n’avait pas dit son dernier mot et sa vengeance sera terrible. Elle ne savait pas encore comment, mais les longues nuit de solitude, d’amour propre outragé et de colère apporteraient sûrement une réponse.

Son père, mis au courant par ses espions, ne put rien faire, car sa fille ne dépendait plus de son autorité, mais uniquement de celle de son mari. La rage et la déception faillirent avoir raison de son cœur, mais il finit par se résigner à son sort, convaincu que sa fille chérie saurait se défendre mieux que quiconque. Il avait entièrement confiance en son esprit avisé, en sa sagesse, son courage, sa patience et sa détermination.

Les femmes du voisinage apprirent son installation près de chez elles et lui rendirent les visites de courtoisie habituelles, pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivés. Elles furent immédiatement séduites par son extrême jeunesse, ses manières douces et sa beauté radieuse. Son jeu de moudiar leur fit pousser des cris d’extase et elle en joua volontiers avec celles qui le désiraient. Elles furent définitivement conquises par la politesse délicieuse qui était le principal trait de son caractère.

Puis un beau jour, Sidi fit appeler Choueikh. C’était le berger qui avait la garde des troupeaux de vaches de la principauté. A chaque tombée de la nuit, ces vaches régalaient toute la ville et ses environs de leur lait savoureux, accompagné de l’incontournable gâteau de mil. Choueikh avait le teint rouge foncé, était démesurément grand et démesurément gros. Laid comme un phacochère, sentant mauvais comme un putois, il avait les cheveux très lisses, très noirs, rares et huileux.

 Choueikh, lui dit-il, je t’ai amené de Tama une jeune, belle et noble épouse, en récompense de tes nombreuses années de bons et loyaux services.

Sidi obéissait avec une grande réticence aux ordres de son père, car il ne supportait pas l’idée que sa cousine fût offerte en sacrifice à cet horrible personnage. Elle était tout de même du même sang que lui, princesse d’une riche et puissante province et plus belle que le jour. Rares étaient les princes qui méritaient de l’épouser, à plus forte raison un individu aussi bas dans la hiérarchie sociale de la principauté et d’un physique aussi ingrat.

Aucune femme n’avait jamais accepté d’épouser Choueikh, tellement son aspect était repoussant. Il partit donc retrouver Mariam, fou de bonheur et d’espoir. Une chance pareille était à peine croyable. Quel fabuleux cadeau du destin. Dès qu’il fut en sa présence, sa dignité et sa noblesse l’intimidèrent et il n’osa pas faire un pas dans sa direction. Sa beauté le subjugua et il resta debout, à se dandiner d’un pied sur l’autre. Il n’aurait pu espérer une compagne plus parfaite, même dans ses rêves les plus fous, mais il n’avait absolument aucune idée de la façon de l’approcher. Sidi ne l’avait point préparé à une éventualité pareille.

En le voyant entrer, Mariam comprit que c’était le deuxième acte, dans le scénario de la vengeance de ses cousins de Vama. Voyant sa nourrice sur le point de réagir avec violence, elle lui intima l’ordre, d’un regard appuyé, de se taire et de la laisser faire. Aicha se rassit et reprit le chapelet qu’elle était en train d’égrener à l’entrée de Choueikh. Avec un large sourire, que Choueikh n’avait jamais vu chez personne, Mariam lui souhaita la bienvenue. Tout le monde était pressé de le voir partir, une fois que le lait leur était remis. Et personne ne souriait ni avant ni après.

Ce soir-là, quand il eut fini la traite des vaches, il apporta le lait qui, mélangé au traditionnel gâteau à base de mil, devait servir de dîner à Mariam et à sa compagne. Mariam lui déclara le plus sérieusement du monde que, faisant partie d’une communauté de grands chasseurs, elles ne mangeaient le soir, sa nourrice et elle, que la viande séchée qu’elle avait dans sa tassoufra. S’il avait la bonté de la sortir du sac, elles dîneront avec plaisir et lui donneront sa part.

Très content de lui, Choueikh se mit à l’œuvre. Les nerfs ayant séché, il passa plusieurs heures à essayer, sans succès, d’ouvrir la tassoufra. Subissant quotidiennement, de l’aurore jusque tard dans la nuit, une rude journée de travail harassant, mort de fatigue, il finit par s’endormir à côté du sac toujours fermé.

A partir de ce jour-là, chaque soir, Mariam demanda la même chose à Choueikh, qui essaya chaque fois, sans y arriver, d’ouvrir le sac et s’endormit à côté, éreinté. Sa nourrice et elle se rabattirent sur le lait et le gâteau de mil, en guise de dîner.

La nouvelle de cette union scandalisa tout le monde autour de Mariam. L’admiration de ses voisines se changea en pitié et en affection. Partout où elles allaient, elles la plaignaient et vantaient en même temps son charme, sa jeunesse et la beauté prodigieuse de son moudiar.

Fatma, l’épouse du prince Sidi, finit par entendre parler d’elle et de son jeu merveilleux. Comme son mari la délaissait et qu’elle passait de longues journées ennuyeuses à attendre qu’il daignât lui adresser la parole, elle décida de s’approprier coûte que coûte le krour de Mariam. Heureusement que le père de son mari l’obligeait au moins à ne pas déserter le domicile conjugal le soir.

Fatma était aussi cupide et hypocrite que son père, mais beaucoup moins intelligente. Elle se rendit d’un pas décidé chez Mariam, avec la ferme intention de le lui prendre, de force s’il le fallait. A son arrivée, Mariam et Aicha étaient en train de jouer. Elle se présenta comme étant l’épouse du prince héritier et future souveraine de Vama. A la vue du jeu, elle resta pétrifiée de surprise et de ravissement. Elle n’aurait jamais pensé qu’il existait sur terre quelque chose d’aussi fabuleusement luxueux. Peu à peu, elle se sentit verdir de jalousie.

Mariam l’invita poliment à jouer avec elle, ce qu’elle s’empressa d’accepter. Pendant qu’elles jouaient, le temps passa très vite. Fatma s’attacha encore plus au jeu, qu’elle trouva distrayant, décoratif et fort précieux. Tout ce qu’on lui en avait dit était loin au-dessous de la réalité. Le soir tomba et la jalousie s’empara du cœur de Fatma, à l’idée de partir sans le walé de Mariam.

Fatma revint tous les jours jouer avec Mariam et soupirer d’envie au moment de partir sans emporter avec elle le walé tant convoité. Une sorte d’amitié unit bientôt les deux jeunes filles, malgré leur différence de caractère. Quelques semaines après, et alors que les étoiles scintillaient l’une après l’autre dans un ciel de velours intensément bleu, Mariam proposa un marché à Fatma. Le doux bruissement de la savane toute proche leur parvenait comme le murmure d’un ruisseau sous la caresse du vent. Mariam chuchota pour ne pas rompre le charme de cette atmosphère propice aux confidences.

 C’est un jeu unique au monde que les plus grands orfèvres de notre temps ont mis une année à créer pour moi, à la demande de mon père.

 Donne-le-moi et je ferai de toi la femme la plus riche du monde, lui promit Fatma.

 Comme nous sommes devenues des amies, je te le donnerai peut-être.

Devant le large sourire d’aise de sa nouvelle amie, Mariam ajouta, gênée de sa perfidie, même si c’était de bonne guerre :

 A une condition tout de même, bien que je doute que tu puisses me permettre une chose pareille.

 Personne ne peut m’empêcher de faire ce que j’ai décidé de faire, s’écria l’arrogante Fatma. Je suis la femme la plus puissante de ce pays et le prince héritier est sous mes ordres. Donc, ta condition est la mienne.

 Laisse-moi prendre ta place une seule nuit auprès de ton mari et me faire passer pour toi. Dis-moi seulement ce qu’il faut faire pour qu’il ne remarque pas l’échange qui a été fait, demanda l’astucieuse Mariam. Il ne sera pas facile de se faire passer pour une épouse aussi parfaite que toi.

 Marché conclu, se rengorgea l’irresponsable et sotte Fatma. Ecoute, pour que mon mari ne soupçonne rien, laisse-le superviser le dîner des gens de la maison, comme je le fais chaque soir, tant je suis paresseuse. Il m’enverra ma part de lait avec une servante et quand tout le monde sera couché, il viendra s’étendre à mes côtés. Avant de t’endormir, réclame-lui un collier en argent et en ébène, que je lui demande depuis quelque temps de m’acheter.

 En ce qui concerne choueikh, c’est encore plus simple, expliqua Mariam. Avant de te coucher, tu boiras le lait qu’il te servira, après avoir terminé la traite des vaches de la ville. Mais avant, Laisse-moi ton voile et tes parures et tu mettras les miennes.

 Cela devient vraiment très amusant, comme quand on était petits et qu’on jouait au docteur et au malade avec les garçons !

Le même soir, les deux jeunes filles, tout excitées, s’apprêtèrent à remplir le rôle dévolu à chacune. C’était le jeu le plus passionnant auquel elles eussent jamais joué. Elles échangèrent leurs voiles et leurs parures, tout en sautant de joie. Mariam s’en fut vers la demeure princière et Fatma resta dans la chaumière que Mariam partageait avec Choueikh et sa fidèle Aicha. Cette dernière priait Dieu pour que sa maîtresse ne regrette jamais son geste. Elle la bénit et appela les Anges à sa suite.

Fatma dîna de bon appétit, au grand plaisir de Choueikh, qui s’était résigné à dormir chaque soir auprès du sac de viande séchée. Ils se couchèrent tout de suite après, comme n’importe quel mari et son épouse. Mariam, habillée et parée comme Fatma regagna, le cœur lourd, la maison princière. Cette maison qui aurait dû être la sienne si son mari (car il était toujours son mari aux yeux de la Loi) n’avait pas été si félon, si vil et si lâche. Un homme, un vrai, ne traite pas ainsi une femme, et qui par-dessus le marché est sa cousine. Le même sang coule dans leurs veines et il a été si ignoble avec elle. Elle chassa ces pensées désespérées de son esprit et attendit patiemment le retour de son mari. De retour du diwan de son père, Sidi fit ses ablutions et partit prier à la mosquée, comme chaque soir.

Au retour de la mosquée, il ‘’accueillit’’ la traite des vaches, fit dîner ses gens et apporta sa part à sa femme. Quand il se prépara pour dormir, comme prévu Mariam lui rappela sa promesse de lui acheter le collier en argent et en ébène.

 Je l’ai apporté comme promis, je te le remettrai demain, lui dit-il sur un ton profondément irrité, et il lui tourna le dos, dans l’intention évidente de succomber au sommeil.

A la grande surprise de Sidi, Mariam se rapprocha de lui et se mit à lui masser les épaules et le dos et à lui chuchoter des histoires drôles qui le firent rire aux éclats.

 On dirait qu’on m’a changé mon épouse, murmura-t-il, étonné et ravi.

Avant de s’endormir, il lui tendit le collier qu’elle prit avec empressement et reconnaissance, comme s’il lui avait été destiné. Cela faillit attirer encore plus l’attention sur elle, car Fatma l’avait habitué à l’ingratitude. Elle était toujours acariâtre avec lui, pour peut-être lui faire payer son indifférence à son égard. Sidi était de plus en plus étonné par le grand changement opéré chez son épouse.

Le lendemain matin, de très bonne heure, Mariam quitta son mari, avant qu’il se réveille et la reconnaisse à la lumière du jour. Elle emporta, comme preuve de la nuit qu’elle venait de passer avec lui, la canne à pommeau d’argent qui ne le quittait jamais. En cours de route, elle rencontra Fatma qui revenait chez elle. Elle rayonnait de joie en serrant sur son cœur le splendide jeu de walé tant convoité de Mariam.

A son réveil, Sidi chercha en vain sa canne. Il fut surpris aussi par le réveil matinal de son épouse, qui d’ordinaire ne se levait que très tard dans la matinée. On fouilla de fond en comble la demeure de Sidi à la recherche de la canne. Sans succès.

Dieu voulut que cette nuit-là les deux jeunes filles tombent enceintes. Mariam continua à traiter Choueikh comme avant et il recommença à passer ses nuits auprès de la tassoufra de viande séchée. Et Sidi retrouva sans plaisir l’odieuse et stupide femme qu’il avait épousée, sur les fermes instructions de son père. Il lui arrivait souvent de se demander si la jeune fille qui avait partagé sa couche, la nuit où il avait perdu sa canne, était bien Fatma. Et cette pensée vint souvent le torturer, chaque fois qu’il essayait de prendre du repos, après une rude journée de travail dans le diwan de son père. Il en vint rapidement à la conclusion que, de toute évidence, ce ne pouvait être elle. Comme tous les faits inexplicables, il essaya sans succès de l’enfouir au plus profond de son esprit.

Mariam aussi pensait tous les jours à ce mari d’un soir qui lui avait fait une si profonde impression. Elle revoyait ses longs membres déliés et ses cheveux bouclés et légers comme les cheveux d’un bébé. Ses dents brillantes et son haleine fraîche quand il éclatait de rire. Son odeur de cuir, de tabac et de musc profond lui chatouillait encore délicieusement les narines.

Neuf mois plus tard, les deux jeunes filles accouchèrent chacune d’un garçon. Le fils de Mariam avait la peau très claire de son père, ses traits fins et réguliers et même la fossette qu’il avait au menton. Elle l’appela fièrement Moulaye, comme son père. Tout le monde s’étonna qu’un homme comme Choueikh puisse être le père d’un enfant pareil et on vint de partout admirer ce miracle de la nature.

Dans la demeure princière, à la consternation générale, Fatma donna le jour à un petit garçon très laid et de teint rouge foncé. La grossièreté de ses traits, comme le front excessivement bas, les cheveux trop lisses, trop noirs et huileux, les sourcils trop rapprochés, que lui légua Choueikh, son vrai père, n’inspira que répulsion à tous ceux qui vinrent le voir. Atterrés, ils repartaient chez eux sans oser émettre de critique à l’endroit de l’enfant princier ni à l’endroit de la vertu de sa mère. On plaignit en silence le prince et on vit dans cette naissance un mauvais présage.

Dans la famille princière de Vama, tous les enfants mâles, dès qu’ils apprennent à s’asseoir correctement, se maintiennent sans effort sur un cheval sellé. On montrait ainsi à tous les sujets réunis le spectacle surprenant d’un bébé, tenant parfaitement en selle. La célébration de ce don miraculeux et héréditaire était le prétexte à de grandes festivités.

Quelques mois après la naissance, l’émir fit sonner le rassemblement de tous les villageois qui dépendaient de sa principauté. Au son des tam-tams, tout le monde se retrouva sur les lieux de l’événement. Mariam se retrouva au premier rang, accompagnée de son fils. Une arène était aménagée à cet effet et le sable la recouvrant fut arrosé d’eau, comme le veut la coutume, pour empêcher la poussière de se répandre dans l’air et de gêner la vue des spectateurs.

On fit monter le fils de Fatma sur un cheval et, à la stupeur générale, il tomba comme une masse. Le prince Sidi, ébahi, fit répéter l’opération. C’était la première fois qu’une chose pareille se produisait. La mémoire collective n’avait jamais enregistré la chute de cheval d’un prince. Jamais. Tout le monde retint son souffle. Devant l’assistance médusée, le bébé disgracieux s’affala de plus belle par terre, comme un petit sac de pommes de terre. L’émir Sidi hurla comme une bête sauvage :

 Ce n’est pas mon fils !!

Son cri glaça le sang de Fatma et fit pousser un soupir de joie à Mariam. Enfin, le moment tant attendu était arrivé. Enfin l’heure de son triomphe avait sonné.

La foule avait si longtemps retenu sa respiration, que tout le monde se trouvait au bord de l’évanouissement. Ce qui ne dissipa guère l’atmosphère de cauchemar qui se dégageait de ce jour destiné à être une fête mémorable. Et il sera mémorable, mais pas comme un jour de fête. Le prince interpella sa femme, insouciant de se donner en spectacle, tant sa rage était dévastatrice.

 Si tu ne me dis pas tout de suite qui est le vrai père de ce bâtard, je te fais lapider, et en présence de tout le monde.

Horrifiée, Fatma recula et son visage devint couleur de cendre. Mariam choisit alors ce moment pour s’avancer de sa démarche royale. Sidi ferma les yeux. Il avait oublié à quel point sa cousine était jeune et belle. Et dire qu’elle était toujours son épouse, car il ne l’avait jamais répudiée. Devant l’assistance pétrifiée, Mariam déclara à voix haute et claire :

 Moi je te dirai la vérité, car je suis la seule à la détenir.

S’attendant au pire, le prince ferma de nouveau les yeux et écouta dans un silence religieux sa cousine et épouse, qu’il avait si ignominieusement traitée. Mariam raconta le marché qu’elle avait conclu avec Fatma pour un vulgaire jeu.

 Elle a accepté mon marché, rien que pour avoir mon jeu de walé. Elle a passé la nuit avec ton berger dans la honte et le péché, sans que rien ne l’oblige à le faire. Son fils est l’enfant de Choueikh. C’est pourquoi il lui ressemble tant.

Le prince anéanti reconnaissait là le caractère fougueux, la fierté rebelle à tout joug et le sang bouillant de ses ancêtres. Le ministre qui était le père de Fatma sella un cheval et disparut dans la nature. On n’entendit plus jamais parler de lui.

La redoutable Mariam lança sa deuxième bombe, malgré la pudeur à laquelle toute femme est tenue :

 Quant à moi, je suis légalement ta femme. Mon enfant est légitime et c’est ton fils. Je n’ai jamais permis à Choueikh de toucher à un seul de mes cheveux et s’il avait essayé de le faire, ne serait-ce qu’une fois, je l’aurais tué de mes propres mains. Voici ta canne, que j’ai emportée avec moi ce matin-là, pour pouvoir te prouver un jour que je dis la vérité.

Choueikh, qui était debout à l’écart de la foule des spectateurs, se félicita d’avoir échappé aux griffes de la belle princesse et se retira discrètement, avant que quelqu’un ne remarque sa présence. On prit le bel enfant des bras de Mariam et on le plaça sur le cheval. Comme dans un rêve, le prince vit l’enfant rester sur la selle du cheval, sans tomber et même en suçant tranquillement son pouce. Le peuple accueillit ce nouveau miracle par une immense ovation.

Sidi oublia des siècles de griefs aux origines inconnues et se laissa submerger par l’amour de cette si courageuse et si belle petite cousine. Il répudia Fatma devant des milliers de témoins et devant les mêmes témoins, il demanda à Mariam de reprendre sa place auprès de lui, comme épouse. Il l’aimera et la respectera jusqu’à la fin de sa vie, lui promit-il, un genou à terre et la main sur le cœur.

Mariam ne prit même pas la peine de lui répondre. La tête haute et le cœur brisé, elle quitta Vama, sans un regard en arrière. Son cœur avait pardonné à Sidi dès qu’elle l’avait revu, mais son orgueil aussi profondément bafoué lui refusait le bonheur auprès de lui à tout jamais.

Sidi envoya une énorme délégation, chargée des présents les plus somptueux à Tama. La délégation ne reçut même pas de réponse et leurs présents leur furent retournés avec colère. La famille ulcérée de Mariam l’entoura de sollicitude et d’affection pour lui faire oublier toutes les avanies qu’elle avait subies chez ses cousins. Ils décidèrent de laver l’affront dans une offensive sans précédent, ce que Mariam refusa catégoriquement de laisser faire. Une boucherie ne ferait de bien ni aux uns ni aux autres. Son père finit par la féliciter pour sa sagesse et sa générosité envers ses ennemis séculaires.

Sidi ne se découragea pas pour autant et continua à plaider sa cause et à demander pardon par tous les moyens à sa disposition. Houssein, le père de Sidi, mourut d’une chute de cheval et il prit sa place à la tête de l’émirat. En désespoir de cause, il finit par menacer Mariam de renier son fils, si elle continuait à éconduire ainsi tous ses émissaires. Il n’avait pas l’intention de mettre sa menace à exécution, mais il comptait sur la peur de Mariam devant l’ampleur et le retentissement d’un tel scandale.

Le père de Mariam, homme de principes et de religion, décida d’intervenir et convoqua sa fille cadette.

 Mariam, lui dit-il, je comprends ta colère et ta déception mais le pardon est une grande vertu et l’apanage des saints et ton mari a suffisamment expié sa terrible faute. La première victime dans tout ça est mon petit-fils qui est innocent. Sans parler de l’infamie pour nous et pour toi d’être la mère d’un enfant illégitime. C’est tout bonnement inconcevable, ma fille et les hommes, quand ils sont poussés à bout, sont capables de tout. Donc il ne faut mésestimer sa menace.

 Je ferai tout ce que tu me diras de faire, mon père, répondit Mariam, comme toute fille digne de ce nom doit répondre à son père. Surtout que son cœur appelait ce qu’elle savait qu’il avait l’intention de lui demander.

 C’est le moment ou jamais de me prouver la maturité de ton esprit et la noblesse de ton cœur. Pends ton fils avec toi et retourne près de ton mari.

 Informe la dernière délégation dans nos murs, décida Mariam, que je pardonnerai à l’émir, à condition que la paix règne à nouveau et à jamais entre Tama et Vama et que les relations reprennent, saines et cordiales, entre les deux principautés.

Le large sourire qui illumina le visage de son père valait à lui seul tous les sacrifices du monde. Que dire alors quand, au lieu de se sacrifier en obéissant à son père, elle allait au-devant du seul bonheur qui vaille pour elle sur cette terre. C’était en éconduisant son mari sans cesse qu’elle se sacrifiait vraiment. Et sur quel autel, celui de l’arrogance, de l’égoïsme et de la rancune.

Le prince Sidi, fou de joie, scella l’accord entre les deux provinces, au cours de réjouissances grandioses, qui durèrent un mois. Les deux peuples de Tama et de Vama, réunis, se massèrent le long de la route qui reliait les deux villes. Leurs acclamations poursuivirent longtemps le cortège princier, emportant Mariam et son mari vers leur domicile conjugal.

Moulaye, le père de Mariam, lui légua sa principauté et les deux provinces furent réunifiées sous le nouveau nom de Vamatam.

Choueikh avait demandé à Fatma la garde de son fils et elle la lui avait accordée. Mariam lui fit cadeau d’un immense troupeau de vaches. Il devint riche, put se reposer et prendre soin de sa personne. Lavé, peigné, parfumé et bien habillé, il fut bientôt un beau parti pour les femmes à marier. Il en choisit une pour sa sagesse et sa religion et vécut heureux avec elle et son fils.

Mariam fit convoquer Fatma, lui demanda pardon et promit en secret la charge de ministre à qui accepterait de l’épouser. Fatma choisit le plus beau et le plus lettré de ses prétendants. Mariam leur organisa un grand mariage et leur offrit une immense demeure, à la lisière de la ville.

Les six princes épousèrent les six princesses et Moulaye finit ses jours dans une retraite dorée, entouré de très nombreux petits-enfants.


  
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2013-10-22 00:35:51
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